Même s’il n’est pas officiellement encore investi par son parti, l’Union pour la République et la démocratie, qu’il dirige, Soumaïla Cissé semble déjà bien calé sur les startingblocks...
... à trois mois de l’élection présidentielle malienne, prévue le 7 juillet prochain. Pour l’ex-Président de l’Union économique et monétaire ouest africaine (UEMOA), la situation qui prévaut au Mali doit être dépassée, après une élection libre et transparente, dans un contexte marqué par la présence d’armées de plusieurs pays, dont la France, ancienne puissance colonisatrice. Tournée depuis 2003, la page de l’Alliance pour la démocratie au Mali-Parti africain pour la solidarité et la justice (ADEMA/PASJ), parti dont il fut le secrétaire général, Soumaïla Cissé, en séjour à Dakar depuis quelques jours, décortique sous toutes ses facettes, la crise malienne. Pour ce candidat malheureux de la présidentielle malienne de 2002, tout est à reconstruire : les Institutions, le rapport du citoyen au bien public, l’unité nationale et l’Armée malienne. Il évoque dans cette interview exclusive accordée à EnQuête tous ces sujets, avec un brin de réalisme et de lucidité. Bien loin de tout discours nationaliste et sectaire…
EnQuête : vous êtes rentré dans votre pays, après une longue absence liée au coup d’Etat militaire du 22 mars 2012. Comment s’est passé votre retour à Bamako que vous aviez quitté dans des conditions difficiles ?
Soumaïla Cissé : Il faut dire que j’avais quitté mon pays, le Mali, dans des conditions vraiment dramatiques. J’ai été agressé (Ndlr, par des militaires) de façon violente au moment du coup d’Etat. Je suis parti sur une civière, ensuite j’ai été interné dans un hôpital à Paris où des soins m’ont été administrés. J’y suis resté en convalescence pendant plus sept mois. On m’avait blessé à la tête et j’avais la main déchiquetée. Ensuite j’étais entre Dakar et Paris. Mais comme la situation politique et sécuritaire semblait s’améliorer, je suis revenu pour une quinzaine de jours à Bamako. Nous sommes en état d’urgence et donc on m’a réservé un accueil très simple, le plus sobre possible parce qu’il faut tenir compte de la situation actuelle dans mon pays.
Vous avez été agressé, comme vous dites, lors des événements du 22 mars 2012. Vous avez donc expérimenté la violence dans votre chair. Comment avez-vous vécu psychologiquement tout cela ?
Psychologiquement, il faut un bon psychologue pour vous le dire (Rires). Disons que cela faisait presque une dizaine d’années que j’étais hors de mon pays. J’étais président de la Commission de l’Union économique et monétaire ouest africaine (UEMOA). Je suis rentré au Mali en décembre 2011, le coup d’Etat est arrivé en mars 2012, donc je ne me sentais en rien concerné par tout ce qui s’était passé avant. Ni de façon positive, ni de façon négative.
Donc pour nous, ça a été une surprise totale. Mais j’avais mis ça sur le compte de la confusion, parce que le 22 mars, tous les responsables politiques ont été violentés. Et après ça, je me suis d’ailleurs réfugié à l’ambassade du Sénégal durant quelques semaines, puis j’en suis ressorti. J’ai participé ensuite aux discussions de Ouagadougou. Mais à mon retour, j’ai encore été agressé. Cette foi-ci, j’ai pensé que ce n’était pas un hasard et j’ai été sérieusement blessé. J’ai été arrêté et gardé à la cargaison de Kati pendant quelques jours. Après, j’ai été évacué dans des conditions très difficiles pour des soins en France.
Aujourd’hui, quelle est la situation réelle au Mali ?
Il faut analyser la situation selon plusieurs volets. Sur le plan de la guerre et de la situation sécuritaire, avec l’intervention française, je peux dire qu’il y a un chemin d’espoir. Petit à petit, on peut penser maintenant que la crise militaire va aller vers sa fin et que le combat contre les jihadistes est sur le point d’être gagné définitivement. Cela n’empêchera pas peut-être quelques poches d’insécurité, avec des éléments qui vont encore résister, mais je pense honnêtement que le gros du travail est fait et qu’il a besoin d’être consolidé par les troupes africaines et l’armée malienne.
Après cela, il faut ramener le problème à la crise politique et sociale au Mali. Et pour ça, il faut régler le problème d’abord à travers un dialogue politique pour trouver les solutions. Une commission est en train d’être mise en place. Il faudra faire en sorte que les communautés puissent se parler, s’accepter, se pardonner. Il faut vraiment définir une bonne charte pour vivre ensemble, pour qu’on se retrouve sur les mêmes bases, qu’on ait les mêmes réflexes, ça c’est important.
Le Mali est-il réellement engagé sur cette voie-là ?
(Avec fermeté). Je pense qu’il n’y a pas d’autre voie que celle-là. Cela interpelle tous les Maliens et ce n’est pas l’affaire d’un groupe ou d’un autre. Chacun de nous doit s’y mettre, chacun doit pouvoir agir là où il a un minimum d’influence. Je pense que c’est possible, que c’est faisable. Cela peut prendre un temps, mais il n’y a pas d’autre issue, si on veut vraiment reconstruire le pays tel qu’on l’a connu avant. Ensuite, il faut bien sûr se lancer dans les élections, les faire le plus rapidement possible, pour nous remettre sur nos pieds et communiquer de façon normale avec la communauté internationale. Et reconstruire le tout.
Le Mali est historiquement connu pour être un pays très fier de lui-même. Où est donc passé la fierté malienne, avec l’intervention de l’Armée française sur les terres d’un héros comme Soundjata ?
Vous savez, pour parler du Mali, il faut des semaines pour le faire parce qu’il faut savoir quand cela commence. C’est un vieux pays, qui a de vieux réflexes, qui a un passé glorieux et vous avez raison. Il y a une certaine fierté qui se dégage. Mais je crois que dans l’histoire du monde, l’histoire de tous les pays, vous avez des périodes de creux et des périodes qui sont plus fastes. Ce qui est important, c’est d’arriver à les dépasser, de faire en sorte que les populations puissent se mobiliser, les leaders se mettre devant, pour dire que ce n’est qu’une parenthèse et qu’il faut vite la fermer. C’est comme cela qu’il faut voir les choses. Se faire aider par d’autres pays n’est pas un crime, l’important est de ne pas rester dans cette dépendance. Il faut pouvoir en sortir et prendre les choses en main soi-même, que ce soient nos propres forces qui puissent nous propulser vers l’avant.
On insiste. Comment les Maliens, les intellectuels, les élites politiques ont perçu par exemple les images d’un François Hollande se promenant dans un pays dans le désarroi avec des populations qui criaient : “Vive le France”. On a l’impression d’être retourné à la colonisation ?
(La mine grave). Je crois que ce sont des choses qu’il faut dépasser. La preuve, nous sommes habillés en Français, nous sommes en train de nous exprimer en Français. Il faut savoir comment gérer son histoire. Notre histoire n’est pas toujours forcément l’histoire de Samory ou de Soundjata Keïta. Nous sommes des contemporains de François Hollande. Nous puisons dans le savoir mondial et ce savoir mondial est aussi notre histoire. Je ne ressens aucun complexe dans le fait de se faire aider pour dépasser une situation qui n’est pas bonne. Ce ne sont pas des colonisateurs.
Je crois qu’aujourd’hui, on a les moyens de régler la marche de notre pays vers un avenir meilleur. On accepte cela sans complexe, même si on aurait bien voulu le faire nous-mêmes. Même ceux qui nous aident, Hollande et son armée, se font aider par d’autres. Je crois que c’est cela l’histoire du monde et qu’il faut vivre avec son temps, comprendre qu’avec son temps, il y a des défis qui sont des défis mondiaux. Si tous les pays africains viennent, c’est une solidarité africaine, mais tous ces pays sentent aussi la menace. Donc ce défi devient un défi mondial. A partir de là, il faut aborder les choses le plus simplement possible et essayer de faire face à la situation.
La menace terroriste n’a-t-elle pas été exagérée vu la rapidité avec laquelle les troupes françaises et africaines ont avancé sur le terrain et neutralisé les groupes actifs dans le Nord Mali ?
Non, non…. Je crois que nos armées sont mille fois plus faibles que l’Armée française. La plupart de nos armées, même si elles ont les hommes, n’ont pas le matériel, n’ont pas la logistique qu’il faut. Alors que ceux qui sont en face sont revenus de Libye avec du matériel très sophistiqué, des armes bien sûr, mais aussi de la nourriture et tout ce qu’il faut pour attaquer. Donc, il ne faut pas penser que la menace n’était pas sérieuse. Même les Français ont fait face à une résistance beaucoup plus sérieuse qu’ils ne le pensaient eux-mêmes. Il y a eu des avions Rafales qui ont quitté le Tchad pour venir au combat, il y a eu des hélicoptères de combat qui étaient là. Il a fallu du matériel sophistiqué de détection, des lunettes pour voir la nuit, etc. Aucun de nos pays ne dispose de ces outils de guerre.
L’élection présidentielle est prévue le 7 juillet 2013. Cette date serat-elle maintenue dans le contexte de crise actuelle ?
Je ne peux pas répondre à la place du gouvernement. Le gouvernement doit avoir des éléments pour fixer la date, en tenant compte du niveau de préparation technique, des ressources financières disponibles. Tout ce que je peux dire, c’est qu’il y a un certain nombre de défis qui sont importants à relever et qui me paraissent des conditions à remplir pour avoir une élection crédible, crédible pour les Maliens, crédible pour la communauté internationale. Je pense honnêtement qu’il faut d’abord essayer de mettre cette élection sous un mandat international, que ce soit l’Onu ou l’Union africaine, pour qu’il y ait une sorte de certification internationale.
La deuxième chose, il faut que les conditions de sécurité existent, pour que les candidats eux-mêmes puissent faire campagne et qu’ils ne restent pas dans leur salon.
La troisième chose qui me paraît indispensable, c’est que puisse voter une masse critique de citoyens, faire voter les gens des grandes villes, faire voter dans des lieux sécurisés, faire en sorte que le maximum de réfugiés puissent rentrer, pour que vraiment l’élection ne soit pas une élection uniquement au Sud, pour que l’unité nationale s’en ressente. Ensuite, il y a les problèmes techniques, la carte électorale, les affiches électorales, que l’ensemble des acteurs se sentent concernés et acceptent ce schéma et ce cadre global. A partir de là, les élections pourraient se faire. Ce qui est important, c’est qu’elles se fassent le plus rapidement possible.
Tout le monde s’est engagé pour le mois de juillet, mais je ne peux pas vous dire si ce sera maintenu. Je crois qu’il faut avoir des points de contrôle, avoir une feuille de route, un agenda bien précis et au fur et à mesure, voir ce qu’il y a lieu de corriger et s’il faut décaler ou pas. Ce sera, dans tous les cas de figures, une élection sous haute surveillance militaire. Tout dépend du niveau sécuritaire qu’on aura atteint d’ici là. Car, quand on est à l’extérieur, on s’imagine plus les choses que quand on est devant la réalité. A Bamako, on ne sent même pas la présence de troupes. Mais je pense qu’à Gao, il y a des jours avec et des jours sans. L’important, c’est que le jour de l’élection, on ait une fluidité réelle. On va faire avec l’armée. Que ce soit avec l’armée malienne ou avec les casques bleus, il est sûr que les conditions de sécurité sont extrêmement importantes à garantir pour avoir un bon scrutin.
L’armée ne sera-t-elle pas un frein au retour à la démocratie ?
Je crois qu’il y a un état réel de coup d’Etat qui date d’un an. On ne peut pas faire comme s’il n’y avait pas eu de coup d’Etat. On s’est battu pour revenir à une légalité constitutionnelle, ce qui nous vaut aujourd’hui d’avoir un président intérimaire, d’avoir une Assemblée nationale qui fonctionne. Donc il nous faut aussi régler ce problème-là. Il est évident que l’armée a aujourd’hui intérêt qu’on aille aux élections, elle en fait partie, la junte est partie prenante. Plus concrètement, l’armée malienne va-telle accepter de retourner dans les casernes ? L’armée doit retourner dans les casernes. Il faut l’y aider.
Et si elle ne le veut pas ?
Si elle ne veut pas, je n’en sais rien. Il faut l’y aider. Je crois qu’aujourd’hui, il faut les valeurs de la République, il faut une armée républicaine, il faut travailler à cela. C’est ce qui est souhaitable. On va tous travailler à cela.
L’ancien président malien, Amadou Toumani Touré, est là au Sénégal. L’avezvous rencontré ?
Le président ? Oui, il est là. Je pense qu’il se repose. C’est tout ce que je peux dire.
Pourra-t-il jouer un rôle dans le futur, dans la résolution de la crise politique ? Et quel rôle, le cas échéant ?
C’est un Malien comme les autres. C’est à lui d’apprécier ce qu’il peut faire et aux Maliens de savoir s’ils ont besoin de lui ou pas. Je ne peux pas répondre.
On évoque pourtant son niveau de responsabilité dans ce qui est arrivé…
Je crois que quel que soit le président, lorsqu’il y a un coup d’Etat contre lui et qu’il perd le pouvoir, il est responsable parce qu’il n’aura pas su garder le pouvoir. Ce qui est important aujourd’hui, c’est de voir comment se projeter dans l’avenir. Qu’est-ce qu’il faut faire pour que la situation antérieure ne revienne pas ? Qu’est-ce qui a manqué ? Qu’est-ce qu’il faut corriger pour éviter au Mali de connaître à nouveau cette situation ? Je crois que c’est cela qui nous interpelle aujourd’hui. C’est très facile, une fois qu’on a perdu le pouvoir, de dire c’est telle raison ou telle autre.
Il est beaucoup question de la corruption des élites politiques et militaires maliennes...
Moi, je ne suis pas juge. Vous savez, entre ce qui se dit dans la rue et ce qui est réel, moi je ne rentre pas dans ces considérations, parce que ce sont des jugements de valeur. Dire qu’un tel est corrompu, qu’un tel ne l’est pas. Je ne dis pas que c’est vrai ou que c’est faux. Je ne rentre pas dans ces choses-là. Je ne peux pas dire que c‘est vrai ou c’est faux. Je ne rentre pas dans ces détails-là.
Le niveau de pauvreté au Mali favorise quand même la corruption.
Ça, je peux en parler. C’est deux choses bien différentes. Nos pays sont très pauvres et dans toute l’Afrique de l’Ouest, il n’y a qu’un seul pays émergent, c’est le Cap-Vert, alors qu’il y a le Nigeria, la Côte d’Ivoire. Vous voyez ! Faut-il alors dire que tout le monde est corrompu ?
En tant qu’ancien ministre des Finances, ex-président de l’Uemoa, vous ne pouvez pas nier que la déliquescence de nos économies a un impact sur les crises qui affectent nos institutions…
(Il coupe…). Oui, on a des difficultés réelles, il faut bien l’avouer. Je vous donne l’exemple de nos armées. J’ai été ministre des Finances. Nous sommes dans des programmes d’ajustement depuis une trentaine d’années. Pendant ces trente ans, on privilégie quoi ? On privilégie l’Education, la Santé, les Infrastructures, etc. Nous limitons les déficits budgétaires à 3, 4, 5% et quand on arrive au bout du compte, il reste quoi pour les dépenses de souveraineté que sont Affaires étrangères, Justice et Armée ? Environ 3% du budget ! Et pendant 30 ans, nos armées n’ont été ni formées ni éduquées. Et forcément elles se retrouvent en situation de déliquescence réelle, parce que nos priorités étaient ailleurs. Et chacun de nous a pensé pendant longtemps que nos armées n’ont presque pas de raison d’être, parce qu’il n’y a pas de menace extérieure et elles ne vont pas se battre entre elles. Vous voyez ainsi comment on a laissé filer un certain nombre de choses.
Oui mais la corruption ?
Cela dit, les problèmes de corruption et autres, il faut les régler. Je crois que dans chaque pays, il existe un cadre pour cela. Au Mali, existe une structure très forte de vérificateurs, calquée sur le système canadien. Dans chaque pays, il y a une Inspection générale d’Etat, une Inspection des finances. Les éléments et les lois sont en place. Au Mali, quand vous détournez 10 millions, vous êtes passible de la peine de mort. Ce qui nous interpelle, c’est la gouvernance elle-même. Il faut qu’elle se fasse, que la justice soit une justice propre, que chaque citoyen se sente concerné par la marche globale de la société. Quand on brûle un feu rouge, quand on donne mille francs à un policier ou à une infirmière, personne ne pense à la corruption. C’est une corruption qui mine la société, que nous voyons dans toutes les rues de nos villes. Ce qui est clair, ce qu’on dénonce, c’est l’appel d’offres mal fait. Mais nous sommes en train de nous asseoir sur le lit de la corruption. Il faudrait une enquête de proximité pour bien analyser le phénomène, savoir ce qui s’est passé, qu’est-ce qui a fait que les choses qui nous paraissaient les plus solides ont pu éclater à un moment donné. Ce recul-là, il faut se le donner pour pouvoir mieux expliquer le phénomène. Vous voulez un papier, avec 1000 ou 2000 francs, vous l’obtenez. Ça, c’est un problème qui mine toutes les sociétés africaines et il faut aussi y faire face. Ce n’est pas seulement l’élite...
Si vous êtes élu, vous allez vous intéresser à ces causes profondes et essayer de leur trouver solution ?
Je crois qu’il faut d’abord attendre pour voir comment ça va se passer. Je suis dans un groupe, je suis dans un parti. Il faut d’abord savoir qui sera candidat et qui ne va pas l’être. Il le sera sur la base d’un programme qui sera là, ce programme sera soumis aux électeurs. Et de là, tout sera déroulé en fonction du choix des électeurs. Que je sois candidat ou pas, c’est une question qui m’interpelle en tant que Malien, parce que j’en ai souffert dans ma chair, j’en ai souffert dans ma tête et je continue à en souffrir, parce que c’est mon pays. Donc, à partir de là, chacun doit s’intéresser aux causes profondes qui ont conduit l’Etat malien à cette déliquescence.
Mais en même temps, je me dis que ce qui est arrivé au Mali peut arriver à d’autres pays, qu’il y a des pays dans des situations beaucoup plus graves. Il y a des pays qui ont disparu. Donc, à un moment donné, il faut considérer cela comme un accident, arriver à l’arrêter, à le circonscrire et trouver les moyens pour repartir. C’est cela qui est le plus important que continuer à pleurnicher sur notre sort. Il faut trouver les moyens de sortie de crise, les moyens de donner de l’espoir et continuer d’avancer.
EnQuête : vous êtes rentré dans votre pays, après une longue absence liée au coup d’Etat militaire du 22 mars 2012. Comment s’est passé votre retour à Bamako que vous aviez quitté dans des conditions difficiles ?
Soumaïla Cissé : Il faut dire que j’avais quitté mon pays, le Mali, dans des conditions vraiment dramatiques. J’ai été agressé (Ndlr, par des militaires) de façon violente au moment du coup d’Etat. Je suis parti sur une civière, ensuite j’ai été interné dans un hôpital à Paris où des soins m’ont été administrés. J’y suis resté en convalescence pendant plus sept mois. On m’avait blessé à la tête et j’avais la main déchiquetée. Ensuite j’étais entre Dakar et Paris. Mais comme la situation politique et sécuritaire semblait s’améliorer, je suis revenu pour une quinzaine de jours à Bamako. Nous sommes en état d’urgence et donc on m’a réservé un accueil très simple, le plus sobre possible parce qu’il faut tenir compte de la situation actuelle dans mon pays.
Vous avez été agressé, comme vous dites, lors des événements du 22 mars 2012. Vous avez donc expérimenté la violence dans votre chair. Comment avez-vous vécu psychologiquement tout cela ?
Psychologiquement, il faut un bon psychologue pour vous le dire (Rires). Disons que cela faisait presque une dizaine d’années que j’étais hors de mon pays. J’étais président de la Commission de l’Union économique et monétaire ouest africaine (UEMOA). Je suis rentré au Mali en décembre 2011, le coup d’Etat est arrivé en mars 2012, donc je ne me sentais en rien concerné par tout ce qui s’était passé avant. Ni de façon positive, ni de façon négative.
Donc pour nous, ça a été une surprise totale. Mais j’avais mis ça sur le compte de la confusion, parce que le 22 mars, tous les responsables politiques ont été violentés. Et après ça, je me suis d’ailleurs réfugié à l’ambassade du Sénégal durant quelques semaines, puis j’en suis ressorti. J’ai participé ensuite aux discussions de Ouagadougou. Mais à mon retour, j’ai encore été agressé. Cette foi-ci, j’ai pensé que ce n’était pas un hasard et j’ai été sérieusement blessé. J’ai été arrêté et gardé à la cargaison de Kati pendant quelques jours. Après, j’ai été évacué dans des conditions très difficiles pour des soins en France.
Aujourd’hui, quelle est la situation réelle au Mali ?
Il faut analyser la situation selon plusieurs volets. Sur le plan de la guerre et de la situation sécuritaire, avec l’intervention française, je peux dire qu’il y a un chemin d’espoir. Petit à petit, on peut penser maintenant que la crise militaire va aller vers sa fin et que le combat contre les jihadistes est sur le point d’être gagné définitivement. Cela n’empêchera pas peut-être quelques poches d’insécurité, avec des éléments qui vont encore résister, mais je pense honnêtement que le gros du travail est fait et qu’il a besoin d’être consolidé par les troupes africaines et l’armée malienne.
Après cela, il faut ramener le problème à la crise politique et sociale au Mali. Et pour ça, il faut régler le problème d’abord à travers un dialogue politique pour trouver les solutions. Une commission est en train d’être mise en place. Il faudra faire en sorte que les communautés puissent se parler, s’accepter, se pardonner. Il faut vraiment définir une bonne charte pour vivre ensemble, pour qu’on se retrouve sur les mêmes bases, qu’on ait les mêmes réflexes, ça c’est important.
Le Mali est-il réellement engagé sur cette voie-là ?
(Avec fermeté). Je pense qu’il n’y a pas d’autre voie que celle-là. Cela interpelle tous les Maliens et ce n’est pas l’affaire d’un groupe ou d’un autre. Chacun de nous doit s’y mettre, chacun doit pouvoir agir là où il a un minimum d’influence. Je pense que c’est possible, que c’est faisable. Cela peut prendre un temps, mais il n’y a pas d’autre issue, si on veut vraiment reconstruire le pays tel qu’on l’a connu avant. Ensuite, il faut bien sûr se lancer dans les élections, les faire le plus rapidement possible, pour nous remettre sur nos pieds et communiquer de façon normale avec la communauté internationale. Et reconstruire le tout.
Le Mali est historiquement connu pour être un pays très fier de lui-même. Où est donc passé la fierté malienne, avec l’intervention de l’Armée française sur les terres d’un héros comme Soundjata ?
Vous savez, pour parler du Mali, il faut des semaines pour le faire parce qu’il faut savoir quand cela commence. C’est un vieux pays, qui a de vieux réflexes, qui a un passé glorieux et vous avez raison. Il y a une certaine fierté qui se dégage. Mais je crois que dans l’histoire du monde, l’histoire de tous les pays, vous avez des périodes de creux et des périodes qui sont plus fastes. Ce qui est important, c’est d’arriver à les dépasser, de faire en sorte que les populations puissent se mobiliser, les leaders se mettre devant, pour dire que ce n’est qu’une parenthèse et qu’il faut vite la fermer. C’est comme cela qu’il faut voir les choses. Se faire aider par d’autres pays n’est pas un crime, l’important est de ne pas rester dans cette dépendance. Il faut pouvoir en sortir et prendre les choses en main soi-même, que ce soient nos propres forces qui puissent nous propulser vers l’avant.
On insiste. Comment les Maliens, les intellectuels, les élites politiques ont perçu par exemple les images d’un François Hollande se promenant dans un pays dans le désarroi avec des populations qui criaient : “Vive le France”. On a l’impression d’être retourné à la colonisation ?
(La mine grave). Je crois que ce sont des choses qu’il faut dépasser. La preuve, nous sommes habillés en Français, nous sommes en train de nous exprimer en Français. Il faut savoir comment gérer son histoire. Notre histoire n’est pas toujours forcément l’histoire de Samory ou de Soundjata Keïta. Nous sommes des contemporains de François Hollande. Nous puisons dans le savoir mondial et ce savoir mondial est aussi notre histoire. Je ne ressens aucun complexe dans le fait de se faire aider pour dépasser une situation qui n’est pas bonne. Ce ne sont pas des colonisateurs.
Je crois qu’aujourd’hui, on a les moyens de régler la marche de notre pays vers un avenir meilleur. On accepte cela sans complexe, même si on aurait bien voulu le faire nous-mêmes. Même ceux qui nous aident, Hollande et son armée, se font aider par d’autres. Je crois que c’est cela l’histoire du monde et qu’il faut vivre avec son temps, comprendre qu’avec son temps, il y a des défis qui sont des défis mondiaux. Si tous les pays africains viennent, c’est une solidarité africaine, mais tous ces pays sentent aussi la menace. Donc ce défi devient un défi mondial. A partir de là, il faut aborder les choses le plus simplement possible et essayer de faire face à la situation.
La menace terroriste n’a-t-elle pas été exagérée vu la rapidité avec laquelle les troupes françaises et africaines ont avancé sur le terrain et neutralisé les groupes actifs dans le Nord Mali ?
Non, non…. Je crois que nos armées sont mille fois plus faibles que l’Armée française. La plupart de nos armées, même si elles ont les hommes, n’ont pas le matériel, n’ont pas la logistique qu’il faut. Alors que ceux qui sont en face sont revenus de Libye avec du matériel très sophistiqué, des armes bien sûr, mais aussi de la nourriture et tout ce qu’il faut pour attaquer. Donc, il ne faut pas penser que la menace n’était pas sérieuse. Même les Français ont fait face à une résistance beaucoup plus sérieuse qu’ils ne le pensaient eux-mêmes. Il y a eu des avions Rafales qui ont quitté le Tchad pour venir au combat, il y a eu des hélicoptères de combat qui étaient là. Il a fallu du matériel sophistiqué de détection, des lunettes pour voir la nuit, etc. Aucun de nos pays ne dispose de ces outils de guerre.
L’élection présidentielle est prévue le 7 juillet 2013. Cette date serat-elle maintenue dans le contexte de crise actuelle ?
Je ne peux pas répondre à la place du gouvernement. Le gouvernement doit avoir des éléments pour fixer la date, en tenant compte du niveau de préparation technique, des ressources financières disponibles. Tout ce que je peux dire, c’est qu’il y a un certain nombre de défis qui sont importants à relever et qui me paraissent des conditions à remplir pour avoir une élection crédible, crédible pour les Maliens, crédible pour la communauté internationale. Je pense honnêtement qu’il faut d’abord essayer de mettre cette élection sous un mandat international, que ce soit l’Onu ou l’Union africaine, pour qu’il y ait une sorte de certification internationale.
La deuxième chose, il faut que les conditions de sécurité existent, pour que les candidats eux-mêmes puissent faire campagne et qu’ils ne restent pas dans leur salon.
La troisième chose qui me paraît indispensable, c’est que puisse voter une masse critique de citoyens, faire voter les gens des grandes villes, faire voter dans des lieux sécurisés, faire en sorte que le maximum de réfugiés puissent rentrer, pour que vraiment l’élection ne soit pas une élection uniquement au Sud, pour que l’unité nationale s’en ressente. Ensuite, il y a les problèmes techniques, la carte électorale, les affiches électorales, que l’ensemble des acteurs se sentent concernés et acceptent ce schéma et ce cadre global. A partir de là, les élections pourraient se faire. Ce qui est important, c’est qu’elles se fassent le plus rapidement possible.
Tout le monde s’est engagé pour le mois de juillet, mais je ne peux pas vous dire si ce sera maintenu. Je crois qu’il faut avoir des points de contrôle, avoir une feuille de route, un agenda bien précis et au fur et à mesure, voir ce qu’il y a lieu de corriger et s’il faut décaler ou pas. Ce sera, dans tous les cas de figures, une élection sous haute surveillance militaire. Tout dépend du niveau sécuritaire qu’on aura atteint d’ici là. Car, quand on est à l’extérieur, on s’imagine plus les choses que quand on est devant la réalité. A Bamako, on ne sent même pas la présence de troupes. Mais je pense qu’à Gao, il y a des jours avec et des jours sans. L’important, c’est que le jour de l’élection, on ait une fluidité réelle. On va faire avec l’armée. Que ce soit avec l’armée malienne ou avec les casques bleus, il est sûr que les conditions de sécurité sont extrêmement importantes à garantir pour avoir un bon scrutin.
L’armée ne sera-t-elle pas un frein au retour à la démocratie ?
Je crois qu’il y a un état réel de coup d’Etat qui date d’un an. On ne peut pas faire comme s’il n’y avait pas eu de coup d’Etat. On s’est battu pour revenir à une légalité constitutionnelle, ce qui nous vaut aujourd’hui d’avoir un président intérimaire, d’avoir une Assemblée nationale qui fonctionne. Donc il nous faut aussi régler ce problème-là. Il est évident que l’armée a aujourd’hui intérêt qu’on aille aux élections, elle en fait partie, la junte est partie prenante. Plus concrètement, l’armée malienne va-telle accepter de retourner dans les casernes ? L’armée doit retourner dans les casernes. Il faut l’y aider.
Et si elle ne le veut pas ?
Si elle ne veut pas, je n’en sais rien. Il faut l’y aider. Je crois qu’aujourd’hui, il faut les valeurs de la République, il faut une armée républicaine, il faut travailler à cela. C’est ce qui est souhaitable. On va tous travailler à cela.
L’ancien président malien, Amadou Toumani Touré, est là au Sénégal. L’avezvous rencontré ?
Le président ? Oui, il est là. Je pense qu’il se repose. C’est tout ce que je peux dire.
Pourra-t-il jouer un rôle dans le futur, dans la résolution de la crise politique ? Et quel rôle, le cas échéant ?
C’est un Malien comme les autres. C’est à lui d’apprécier ce qu’il peut faire et aux Maliens de savoir s’ils ont besoin de lui ou pas. Je ne peux pas répondre.
On évoque pourtant son niveau de responsabilité dans ce qui est arrivé…
Je crois que quel que soit le président, lorsqu’il y a un coup d’Etat contre lui et qu’il perd le pouvoir, il est responsable parce qu’il n’aura pas su garder le pouvoir. Ce qui est important aujourd’hui, c’est de voir comment se projeter dans l’avenir. Qu’est-ce qu’il faut faire pour que la situation antérieure ne revienne pas ? Qu’est-ce qui a manqué ? Qu’est-ce qu’il faut corriger pour éviter au Mali de connaître à nouveau cette situation ? Je crois que c’est cela qui nous interpelle aujourd’hui. C’est très facile, une fois qu’on a perdu le pouvoir, de dire c’est telle raison ou telle autre.
Il est beaucoup question de la corruption des élites politiques et militaires maliennes...
Moi, je ne suis pas juge. Vous savez, entre ce qui se dit dans la rue et ce qui est réel, moi je ne rentre pas dans ces considérations, parce que ce sont des jugements de valeur. Dire qu’un tel est corrompu, qu’un tel ne l’est pas. Je ne dis pas que c’est vrai ou que c’est faux. Je ne rentre pas dans ces choses-là. Je ne peux pas dire que c‘est vrai ou c’est faux. Je ne rentre pas dans ces détails-là.
Le niveau de pauvreté au Mali favorise quand même la corruption.
Ça, je peux en parler. C’est deux choses bien différentes. Nos pays sont très pauvres et dans toute l’Afrique de l’Ouest, il n’y a qu’un seul pays émergent, c’est le Cap-Vert, alors qu’il y a le Nigeria, la Côte d’Ivoire. Vous voyez ! Faut-il alors dire que tout le monde est corrompu ?
En tant qu’ancien ministre des Finances, ex-président de l’Uemoa, vous ne pouvez pas nier que la déliquescence de nos économies a un impact sur les crises qui affectent nos institutions…
(Il coupe…). Oui, on a des difficultés réelles, il faut bien l’avouer. Je vous donne l’exemple de nos armées. J’ai été ministre des Finances. Nous sommes dans des programmes d’ajustement depuis une trentaine d’années. Pendant ces trente ans, on privilégie quoi ? On privilégie l’Education, la Santé, les Infrastructures, etc. Nous limitons les déficits budgétaires à 3, 4, 5% et quand on arrive au bout du compte, il reste quoi pour les dépenses de souveraineté que sont Affaires étrangères, Justice et Armée ? Environ 3% du budget ! Et pendant 30 ans, nos armées n’ont été ni formées ni éduquées. Et forcément elles se retrouvent en situation de déliquescence réelle, parce que nos priorités étaient ailleurs. Et chacun de nous a pensé pendant longtemps que nos armées n’ont presque pas de raison d’être, parce qu’il n’y a pas de menace extérieure et elles ne vont pas se battre entre elles. Vous voyez ainsi comment on a laissé filer un certain nombre de choses.
Oui mais la corruption ?
Cela dit, les problèmes de corruption et autres, il faut les régler. Je crois que dans chaque pays, il existe un cadre pour cela. Au Mali, existe une structure très forte de vérificateurs, calquée sur le système canadien. Dans chaque pays, il y a une Inspection générale d’Etat, une Inspection des finances. Les éléments et les lois sont en place. Au Mali, quand vous détournez 10 millions, vous êtes passible de la peine de mort. Ce qui nous interpelle, c’est la gouvernance elle-même. Il faut qu’elle se fasse, que la justice soit une justice propre, que chaque citoyen se sente concerné par la marche globale de la société. Quand on brûle un feu rouge, quand on donne mille francs à un policier ou à une infirmière, personne ne pense à la corruption. C’est une corruption qui mine la société, que nous voyons dans toutes les rues de nos villes. Ce qui est clair, ce qu’on dénonce, c’est l’appel d’offres mal fait. Mais nous sommes en train de nous asseoir sur le lit de la corruption. Il faudrait une enquête de proximité pour bien analyser le phénomène, savoir ce qui s’est passé, qu’est-ce qui a fait que les choses qui nous paraissaient les plus solides ont pu éclater à un moment donné. Ce recul-là, il faut se le donner pour pouvoir mieux expliquer le phénomène. Vous voulez un papier, avec 1000 ou 2000 francs, vous l’obtenez. Ça, c’est un problème qui mine toutes les sociétés africaines et il faut aussi y faire face. Ce n’est pas seulement l’élite...
Si vous êtes élu, vous allez vous intéresser à ces causes profondes et essayer de leur trouver solution ?
Je crois qu’il faut d’abord attendre pour voir comment ça va se passer. Je suis dans un groupe, je suis dans un parti. Il faut d’abord savoir qui sera candidat et qui ne va pas l’être. Il le sera sur la base d’un programme qui sera là, ce programme sera soumis aux électeurs. Et de là, tout sera déroulé en fonction du choix des électeurs. Que je sois candidat ou pas, c’est une question qui m’interpelle en tant que Malien, parce que j’en ai souffert dans ma chair, j’en ai souffert dans ma tête et je continue à en souffrir, parce que c’est mon pays. Donc, à partir de là, chacun doit s’intéresser aux causes profondes qui ont conduit l’Etat malien à cette déliquescence.
Mais en même temps, je me dis que ce qui est arrivé au Mali peut arriver à d’autres pays, qu’il y a des pays dans des situations beaucoup plus graves. Il y a des pays qui ont disparu. Donc, à un moment donné, il faut considérer cela comme un accident, arriver à l’arrêter, à le circonscrire et trouver les moyens pour repartir. C’est cela qui est le plus important que continuer à pleurnicher sur notre sort. Il faut trouver les moyens de sortie de crise, les moyens de donner de l’espoir et continuer d’avancer.
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